Notre Dame d’Étoile, Guy Barruol

 

BARRUOL Guy

Dauphiné Roman

Collection « La nuit des temps

Mai 1992

416 pages

Extrait

De la Provence à la Savoie, du Rhône aux Alpes, le Dauphiné est une province née de l'histoire, qui possède un patrimoine architectural original, diversifié et peu connu.

Malgré les pertes et destructions, ce serait une erreur de penser qu'il s'agit d'une province moins riche en édifices médiévaux que les régions voisines. Si en effet la zone alpestre n'est ponctuée que de sanctuaires ruraux modestes mais combien attachants - pensons à Saint-Firmin de Mésage dans la vallée de la Romanche, à Saint-Jean-le-Vieux en Grésivaudan ou à Gigots sur les pentes du Vercors - en revanche la vallée du Rhône est jalonnée d'édifices - Saint-Chef, Vienne, Romans, Valence, Montélimar qui n'ont rien à envier aux grands ensembles bourguignons ou provençaux. Les uns et les autres sont d'ailleurs le juste reflet des terroirs où ils sont nés : ici, une architecture rustique de maçon, là, des édifices surgis de terres riches, qui jalonnent l'une des plus importantes voies de passage, située de ce fait à un carrefour d'influences artistiques évidentes.

Sis au Sud de Valence, sur une hauteur émergeant de la moyenne vallée du Rhône, à faible distance à l'Est de l'antique station routière d'Umbennum — qui jalonnait la voie d'Arles à Lyon —, le bourg d'Étoile est campé sur deux buttes. Si le château des Poitiers occupe la hauteur Nord-Est — castrum de Stella en 1157 —, l'agglomération en revanche s'est développée dans la dépression formée par ces collines, à l'abri du vent et des vues. L'église, sous le vocable de Notre-Dame, s'est établie sur le flanc Nord-Est, relativement pentu, de la butte méridionale, sur une plate-forme aménagée à cet effet, son chevet tourné vers le Sud-Est ; elle s'ouvre sur le village par un portail monumental ménagé dans sa façade Nord-Est, auquel on accède par un escalier de dix-sept marches : au point le plus bas, le parvis devait être le cœur vivant du village médiéval, comme en témoignent le fait que la charte des franchises accordée en 1244 par le comte de Valentinois aux habitants d'Étoile était affichée au tympan de ce portail et aussi la présence, au pied de cette même façade, de mesures à grain en pierre encore en usage au XVIIe  siècle.

L'église d'Étoile ecclesia de Stella en 1179 — relevait, semble-t-il, de l'abbaye de Saint-Chaffre du Monastier en Velay, par l'intermédiaire du prieuré de Saint-Marcellin que possédait cette maison dans le terroir d'Étoile.

Récemment restaurée avec soin et tact par Francesco FLAVIGNY, architecte en chef des Monuments historiques, et sagement aménagée, c'est une église romane tardive, mais originale, dans laquelle ont été mis en œuvre des procédés architecturaux peu fréquents dans la région et dont l'interprétation est de ce fait délicate.

Le plan de l'église d'Étoile est une combinaison du plan basilical et du plan en forme de croix latine. L'édifice comporte une nef de six travées, flanquée de collatéraux, et un transept saillant de cinq travées ouvrant sur un chœur à chevet plat et, au droit des travées extrêmes, sur deux chapelles (celle du Sud-Est est actuellement transformée en sacristie). D'étroites et hautes arcades en arc brisé, à double rouleau, portées par des piles quadrangulaires, à angles abattus (sauf entre les travées 5 et 6 où elles sont plus massives), font communiquer la nef centrale et les collatéraux ; la nef est couverte d'un berceau brisé, maintenu par des doubleaux prenant appui sur ces mêmes piles; les collatéraux en revanche sont, pour les travées 1 à 4, voûtés en berceau brisé, avec pénétration vers les arcades de la nef, et pour les travées 5 et 6 voûtées d'arêtes. Tous les doubleaux de cette partie de l'édifice présentent la particularité de s'amortir sur des supports profilés en sifflet ; il s'agit là d'un procédé original, assez fréquemment mis en œuvre dans les régions rhodanienne et dauphinoise au cours des dernières décennies du XIIe siècle : à Léoncel, à Saint-Didier de Charpey, à Saint-Antoine d'Érôme (détruit), à Saint-Vallier, à Saint-Lattier, au Genevrey près de Vif, à Pâquier, au Percy... Alors que la croisée est voûtée d'ogives, les bras du transept, le chœur et les chapelles sont couverts d'un berceau brisé, dont les doubleaux retombent soit sur des pilastres saillants, soit, à la croisée et à l'entrée des collatéraux, sur des colonnes engagées couronnées de chapiteaux. Alors que le chœur est éclairé par de larges et hautes baies en arc brisé à double ébrasement, ainsi que par une rose polylobée au Sud-Ouest, dans l'axe du transept, la nef ne reçoit un faible jour qu'au travers des trois fenêtres de la façade Nord-Ouest, qui ont été pour le moins réaménagées et agrandies à une époque tardive (sans doute au XVIIe siècle); la porte en plein cintre, à double ressaut et à arêtes vives, qui s'ouvre dans cette même façade paraît en revanche ancienne. Les vestiges d'une baie d'origine, en plein cintre et à arêtes vives, se voient néanmoins dans la cinquième travée, flanquant la grande entrée primitive, qui s'ouvre sur la façade Nord-Est au droit de la quatrième travée; peut-être cette fenêtre avait-elle son pendant de l'autre côté de l'entrée, le mur gouttereau de ces deux travées (3 et 5) ayant été éventré tardivement pour créer de nouvelles chapelles, celle du Nord-Ouest au XVe, en même temps, semble-t-il, qu'un premier porche, et celle du Sud-Est au XVIIe siècle.

De l'extérieur, l'édifice, dont on se doit de faire le tour, retient l'attention par l'ampleur de ses volumes et l'uniformité de son appareillage. Abstraction faite du porche et des chapelles qui le flanquent, de construction tardive, on remarquera les murs-pignons du transept, ornés — comme à Saint-Paul-Trois-Châteaux et à Valence d'un fronton triangulaire, qui s'élèvent à la même hauteur que le vaisseau des nefs et du chœur, les chapelles flanquant les bras du transept formant en revanche des volumes nettement plus bas ; on soulignera également la grande élévation de la façade Nord-Est au regard de la faible hauteur de la façade Sud-Ouest, adossée au flanc abrupt de la colline. Le portail, qui s'ouvre dans la façade tournée vers le village, est formé de trois archivoltes en plein cintre, qui prennent appui, de chaque côté, sur trois colonnettes sur socles ornés de cannelures droites ou d'ondes verticales ; alors que les deux archivoltes externes sont simplement moulurées, celle qui encadre le tympan est polylobée et extradossée (on la rapprochera de celle, aujourd'hui disparue, qui ornait la porte Ouest de Saint-James de Valence, ancien prieuré de Saint-Ruf). Les jambages de la porte, cannelés et sommés de masques léonins, portent un linteau nu dont la partie supérieure est soulignée - comme à Die — d’une doucine décorée de feuilles d'acanthe qui prolonge les tailloirs des chapiteaux. Dans le tympan, primitivement nu, est insérée une dalle de marbre inscrite, que protégeaient à l'origine des vantaux, dont les feuillures et le système de fixation sont encore en place.

Comportant dix-sept longues lignes, rehaussées alternativement de rouge et de vert, c'est en fait la transcription, en latin, et l'authentification de la charte par laquelle Aimar, comte de Valentinois, accordait aux habitants d'Étoile libertés et franchises : l'acte est daté du 21 février 1244 et passé sur la place de Malconseil, nom que porte encore l'espace qui entoure l'église. Comparable aux chartes lapidaires des libertés communales de Crest, datée de 1189, ou de Montélimar, datée de 1198, ce document insigne semble avoir été tout spécialement transcrit sur une table prédimensionnée, destinée à être enchâssée à cet emplacement privilégié, peu de temps sans doute après que l'église eût été terminée.

Du clocher actuel, qui s'élève sur la croisée du transept, seul le premier étage, et peut-être le second, sont contemporains du chœur; les étages supérieurs sont des reconstructions du milieu du XVIIe siècle. Il se pourrait néanmoins que, clans le projet initial (voir ci-après), un clocher ait été prévu au-dessus de la sixième travée de la nef, où des piles massives, renforcées au niveau des travées collatérales, portent une souche quadrangulaire qui émerge légèrement au-dessus des toitures.

Au plan des matériaux mis en œuvre, on observera que l'ensemble de l'édifice, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, est parementé en moyen appareil de calcaire local. On notera néanmoins, à l'intérieur, une différence sensible, de nature et de traitement épidermique, entre les parements de la nef, en calcaire gris, et ceux du transept et du chœur, en grès jaunâtre, plus tendre. À l'extérieur, l'édifice est uniformément parementé en calcaire coquillier et le faîte des murs gouttereaux et des pignons souligné par une corniche qui s'articule avec les frontons des bras du transept. En fait, tout se passe comme si, après l'incendie accidentel dont l'édifice fut le théâtre en 1651, de très importants travaux avaient été réalisés sur l'édifice : le niveau des murs gouttereaux et du pignon de la nef est alors abaissé; la façade Nord-Est reparementée de part et d'autre du porche, lui-même alors reconstruit selon des normes classiques ; la façade Nord-Ouest est reprise dans ses parties hautes ; la voûte de la nef réparée et pourvue de vases acoustiques; le clocher restauré; au chevet enfin, le chœur est relié aux chapelles formant saillie sur les bras du transept. La maîtrise et le savoir-faire des appareilleurs de cette époque dans la vallée du Rhône ont su alors redonner à cet édifice une homogénéité apparente.

Dans cette église dont la nef est particulièrement austère, la décoration est concentrée d'une part sur la croisée du transept et les deux travées qui la flanquent, d'autre part sur le portail septentrional. À la croisée, la clé, ronde et ornée sur son pourtour d'un rang de billettes, figure une main bénissante, la main de Dieu. Les seize chapiteaux qui couronnent les dix colonnes engagées et les six pilastres, en molasse très colorée, constituent une série de sculptures tout à fait exceptionnelles. Suivant la tradition du chapiteau corinthien, ils sont ornés soit de feuilles d'acanthe, soit de feuilles d'eau ou encore de feuilles de chêne traitées avec un art raffiné, d'où surgissent, en guise de crochets, des têtes humaines ou diaboliques. De facture très homogène, œuvre d'un même artisan, leur répartition s'organise selon un plan très précis : alors que les chapiteaux à têtes sont réservés à l'arc triomphal et aux retombées extrêmes des arcs qui, latéralement, mettent en communication les collatéraux et les bras du transept, les chapiteaux de l'arc d'entrée du chœur et des travées flanquant la croisée sont strictement à décor floral. Au droit de l'arc triomphal, des têtes diaboliques se voient au Nord et des têtes humaines, à l'air triste, d'où s'échappent des rinceaux, au Sud. Au niveau de la sixième travée du collatéral Nord, un magnifique avant-train de bélier sert d'amortissement à la console biseautée qui reçoit le doubleau du côté du mur gouttereau : son pendant dans le collatéral Sud a été détruit. Les baies, soigneusement appareillées, sont nues intérieurement, mais, à l'extérieur, leur archivolte était soulignée d'un rang de billettes, comme on peut s’en rendre compte sur la façade Nord du transept.

Un second ensemble, très homogène et en excellent état de conservation, est constitué par le portail, dont les colonnettes, à fût lisse ou à cannelures spiralées, sont couronnées de chapiteaux ornementaux, qui ont la particularité de présenter une composition symétrique, harmonieusement balancée d'un côté à l'autre de la porte. Les premiers sont ornés de belles feuilles retombant dans les angles et surmontés de têtes humaines ou d'un décor architectural ; ceux du centre projettent, au-dessus d'un rang de feuilles, dans les angles visibles, trois têtes humaines, une masculine et deux féminines ; ceux des extrémités montrent un bel épanouissement de feuillages. Les piédroits de la porte enfin sont sommés de masques de Lions à la crinière dressée, aux yeux exorbités et crachant des feuillages, d'un type bien connu régionalement à Die, à Saint-Jean de Valence, à Alixan et à Chalais.

 

L'analyse architecturale détaillée de l'édifice — que la restauration récente rend plus aisée —, l'examen minutieux du décor sculpté et les comparaisons qui s'imposent avec un certain nombre de monuments dauphinois et rhodaniens tendent à situer la construction de cette église à l'extrême fin du XIIe et dans le premier tiers du XIIIe siècle. Deux étapes s'imposent néanmoins dans cette construction : la première concerne la totalité de la nef, avec ses vaisseaux étroits et austères, dans l'élévation desquels l'arc brisé est maître et l'emploi de consoles abattues en biseau systématique, formules qui appellent la comparaison avec un édifice comme Léoncel ; par son élévation et son décor, le portail est du même type que ceux d'Alixan, de Die et de Saint-Jean de Valence : ces différents rapprochements régionaux — que la présente notice ne permet pas de développer — nous ramènent à l'extrême fin du XIIe et au tout début du XIIIe siècle. C'est à une étape un peu plus tardive qu'on attribuerait volontiers la construction du transept et du chœur, avec leurs voûtes plus amples et largement éclairées, leurs baies cintrées ou circulaires très ébrasées et un décor architectural évolué, dans la lignée des réalisations de Chalais — comme l'a à juste titre souligné M-L. CROSNIER-LECONTE, mais aussi de celles de Bonlieu et même de Valcroissant. Toutefois, ces étapes ne semblent pas éloignées dans le temps et, même si le plan primitif de l'édifice a été modifié — ce qui paraît assez évident —, si les carrières pour l'approvisionnement en matériau ont changé et surtout si les entreprises chargées des travaux n'étaient plus les mêmes, on perçoit une continuité et des tentatives d'harmonisation : nef et chœur ne constituent somme toute qu'un seul vaisseau; dans les bras du transept, les travées qui flanquent la croisée sont exactement dans le prolongement des collatéraux; le profil des arcs brisés est identique ; la jonction des deux parties de l'édifice est très habilement réalisée ; enfin le décor architectural est très proche de celui de l'entrée monumentale. Tout concourt en fin d'analyse pour attribuer la construction et la décoration de cette église -- encore peu connue — des équipes d'architectes, d'appareilleurs et de sculpteurs d'origine valentinoise, œuvrant à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle : ceux-là mêmes quai réalisèrent Léoncel, Chalais et sans doute quelques autres des édifices étudiés dans cet ouvrage.

Au total, un édifice qui constitue une des ultimes manifestations de l'art roman en Dauphiné, une construction qui présente des affinités évidentes avec l'architecture cistercienne et chalaisienne régionale, tant pour son plan, son élévation et ses volumes que sa sobre décoration, concentrée à la croisée et à l'étonnante entrée monumentale faisant face au village.

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Date de dernière mise à jour : 04/10/2020

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