La ferme de La Mare : une terre et un toit

Témoignage de Marcel Chaix
Propos recueillis le 3 novembre 2023

Marcel Chaix est né en 21 mai 1933 à la Baume-Cornillanne (Drôme) où il passe ses 5 premières années. Ses parents paysans exploitent des terres (au quartier Pialoux) qui sont très accidentées, morcelées et, pour certaines,  éloignées de la ferme qui appartient Monsieur Combe, ancien pasteur. Bien qu’ayant de bonnes relations avec le propriétaire, ses parents décident de s’installer en 1938 sur des terres plus plates, regroupées autour des bâtiments au quartier de la Mare à Étoile-sur-Rhône.

Le père de Marcel, Élisée Eugène Chaix est né le 4 octobre 1898 à Valence de parents cultivateurs.
Il a quatre frères et une sœur.
Élisée est un enfant chétif. La propriété des parents, un hectare, ne permet pas de faire vivre toute la famille, les enfants, dès 7, 8 ans sont placés chez des voisins pour garder les vaches ou autres troupeaux. Les enfants « loués » 380 Fr par an, permettent de faire vivre la famille.
Pendant les beaux mois, de mars à septembre, Élisée va garder les vaches d’un voisin sur le plateau de Marquet, à Combovin, les autres mois, il va à l’école. Il revient chez ses parents chaque dimanche après-midi et doit être de retour le soir avant la traite des bêtes.
Un frère d’Élisée travaille à la journée ici ou là, un autre frère s’est engagé sur un bateau, ce qui lui valut d’être considéré comme déserteur et donc envoyé dans un régiment disciplinaire au Maroc.

Obligations militaires : Le conseil de révision de Chabeuil déclare Élisée apte pour le service militaire en février 1918 bien qu’il ait été déclaré « faible » quelques mois auparavant. Arrivé à l’armée en avril 1918, son incorporation est ajournée de quelques mois toujours pour raison son état de santé. En septembre il rejoint le 141e régiment d’infanterie. Il n’est pas envoyé au front, mais il participe à l’occupation de l’Allemagne d’octobre 1919 à mars 1921.
Il reçoit la Médaille commémorative de la guerre 1914-1918 : présents sous les drapeaux entre le 2 août 1914 et le 11 novembre 1918, et la Médaille de la Victoire décernée aux soldats de tout grade et de toutes armes ayant effectivement fait partie d'une unité présente dans un théâtre d'opérations entre le 5 août 1914 et le 11 novembre 1918.

En juin 1921, il retrouve sa famille à Montvendre.
Libéré des obligations militaires actives (il est dans la réserve), il trouve un emploi d’ouvrier agricole chez Jean Bellon à Montvendre (quartier les Ferrands).

Élisée se marie le 20 novembre 1926 avec Lydie Clémence Clément née le 31 mars 1903 à Chabeuil, lieu de leur mariage.
Lydie habite chez ses parents agriculteurs au quartier des Rochas à Chabeuil. Sa mère, veuve avec quatre enfants en bas âge, se réfugie chez son beau-frère, ce qui fait beaucoup jaser dans le village et les évènements donnent raison aux gardiens de la « bonne morale » car Lydie arrive avant le mariage de sa mère avec son beau-frère, Jean-Marie Clément, qui reconnait l’enfant.

Le couple Chaix a deux enfants, le premier arrive en 1928, c’est une fille qu’ils prénomment Berthe, et le garçon, Marcel, né en 1933.

Étoile-sur-Rhône 39-45

Marcel : Les terres d’Étoile appartenaient à M. Georges Champel de Montmeyran.
Mon père était fermier métayer, c’est-à-dire qu’une partie du fermage était monétaire, et en plus, chaque année, nous devions lui donner un cochon de 140 kg, la moitié de la vigne en vin, du bois, des pommes de terre, etc.

Tous les quatre, nous logions dans une petite maison, elle était salle, noire de fumée.
Le propriétaire s’était bien engagé à faire des travaux. Avant la guerre il a fait le minimum, et pour les travaux d’agrandissement promis, tout est devenu trop cher, (le ciment surtout) et le propriétaire a renoncé. La maison comprenait un fourneau et une cheminée que ma mère maintenait toujours allumée, c’était important, car il fallait garder la dernière allumette dans sa boite en cas de besoin.
Avec ma sœur Berthe nous dormions dans le grenier.

La ferme comprenait 12 hectares de prés, plus 3 hectares de bois. Dans le quartier, il y avait une ferme qui faisait 20 hectares, mais les autres c’était plutôt 6 ou 8 hectares. Les autres fermes appartenaient à Brunel, Chabannes, Roch...
Les voisins : Vinel travaillait à la Cuivrerie de Sud-Est. Bouvard, a fait la guerre de 14-18 et avait une petite ferme et Guillaume travaillait au chemin de fer.

Lors des veillées, 3 pendant l’hiver, M. Moulin, un voisin, avait un poste de TSF et parfois il amenait le poste, on mettait l’antenne dans un seau d’eau pour une meilleure réception des ondes et nous écoutions les messages de la radio anglaise, tout en cassant des noix, effeuiller le maïs avant de le pendre. Pour les plus âgés, c’était l’occasion de discuter de la guerre de 14-18. Parfois les hommes jouaient aux cartes.

Dans les prés il y avait du blé, de l’avoine, de l’orge, en rotation.
Un bœuf et un cheval pour le travail.
Nous avions un troupeau de moutons, et la basse-cour comprenait : poules, lapins, agneaux, un cochon qu’il fallait cacher.

Georges Champel a 5 fermes qu’il loue en fermage métayage, il n’a pas besoin de travailler.

Le quartier de La Mare ainsi que toute cette partie d’Étoile, est tourné vers Montmeyran.
Depuis La Mare, on voit le village de Montmeyran, tandis que le village d’Étoile est bien loin et hors de la vue. Les adultes ne vont au village que pour des affaires administratives et ne s’attardent jamais.

Berthe et Marcel fréquentaient l’école publique de Montmeyran, à 4 km. Sa mère n’aurait jamais admis que ce soit une autre école. Pour Lydie, l’école privée représente les riches et leur mépris qu’elle voyait dans leur regard à la messe les dimanches quand sa mère veuve, pauvre, se débattait pour élever ses enfants (voir plus haut). N’ayant pas de terre à cultiver, Lydie rejoint son père à l’usine de soie située au quartier « Les Faucons » à Chabeuil. Les riches propriétaires les traitaient de « fabricants ».
 
La première année, Marcel est dans l’école des petits, filles et garçons. Dès sa deuxième année, il fréquente l’école des garçons qui est au centre du village (maintenant la mairie), sa sœur l’école des filles.
Au début, Marcel était amené à l’école à bicyclette par sa sœur de 5 ans son ainée. À 8 ans, Marcel a eu un vélo et il put accompagner sa sœur. Mais dès que Berthe atteint les 14 ans, Marcel y allait tout seul.
Il voit encore sa mère raccommoder les pneus pour faire durer car il était impossible d’en trouver.
À chaque bombardement, l’instituteur de l’école des garçons menait les enfants dans une grotte pour se protéger.

Au quartier de la Mare il y a eu la réquisition des chevaux. Les fermiers sont pauvres et peu de bêtes furent prélevées. La ferme de la famille Chaix a gardé son unique cheval.

La quantité de blé était contrôlée à la sortie de la batteuse. Un inspecteur, parfois un instituteur car le battage se faisait pendant les vacances, comptait le nombre de sacs.
Alors comment mettre quelques kilos de blé de côté ?
Après le fauchage le blé était mis en gerbes. Quelques jours avant le battage, des tiges de blé étaient retirées puis battues aux fléaux, mais sans tout enlever. Les tiges à demi dégarnies retrouvaient leurs gerbes d’origine, mélangées aux autres.
L’inspecteur n’était pas dupe, mais il y avait toujours une bonne raison qui prouve que sur certaines gerbes le grain était moins bien fourni.
Le blé, le fourrage, réquisitionnés pour l’Allemagne, partaient jusqu’à la gare d’Étoile grâce au transport de la Société Ducros.

Sa mère a bien essayé de faire du sucre avec des betteraves, le résultat était peu satisfaisant.
Étoile produisait beaucoup de betteraves à sucre qui partaient en train, la Sté Ducros faisait le transport jusqu’à la gare.
Ce sont les minotiers qui ont bien profité des gens qui venaient demander de la farine, de l’huile, ils faisaient monter les prix.

Le troc était la monnaie d’échange : des haricots rouges contre un étau, que Marcel a gardé.
Les gens de Portes et de Valence venaient chercher à manger, et aussi les commerçants qui recherchaient des œufs ou des fromages. Il n’était pas possible de servir tout le monde.
Les cousins de Paris se sont souvenus qu’ils avaient de la famille à la campagne et ils venaient passer leurs vacances à Étoile, ils en ont mangé des pommes de terre !

Un voisin qui travaillait à la Cuivrerie du Sud-est avait fabriqué un  pressoir, que les habitants utilisaient pour faire de l’huile de graines de choux.
Un autre pressoir « officiel » était installé dans un petit local à la montée des écoles.
Pour filtrer l’huile il y avait une « chaussette » qu’il fallait raccommoder souvent. La mère de Marcel le faisait plus souvent qu’à son tour. Marcel a gardé le pressoir.
Faire du savon avec les produits de la ferme ne donnait pas toujours un bon résultat.

Les prétentions de l’occupant accentuent la pression sur les agriculteurs qui sont imposés et obligés de fournir une importante partie de leur production. La ferme d’Élisée Chaix doit fournir, pour la période 1943-44 (du 1er septembre 1943 au 31 août 1944) 525 œufs (la ferme possède 15 poules pondeuses), 2 chevreaux, des lapins (pas moins de 8 Kg), des volailles (46 Kg minimum).

Marcel a 6 ans quand la guerre éclate, nouvellement arrivé à Étoile, la déclaration de la guerre et même les premiers combats n’ont pas modifié la vie rude des paysans.
Son père est rappelé le 28 août 1939, affecté au dépôt d’artillerie, à Valence, il passe son temps à garder le barrage de Châteauneuf-sur-Isère. Démobilisé le 26 août 1940, il se retire à Étoile.
Période difficile pour la famille Chaix. Pour les travaux de la ferme, ils peuvent compter sur la solidarité des voisins et les deux enfants font ce qu’ils peuvent, Berthe a 12 ans. Sa mère se bat pour assurer le fermage, elle nourrit une truie qui devient suffisamment grosse pour permettre de donner les 140 kg au propriétaire et garder une part équivalente. Avec une amie, sa mère a passé toute la nuit à boudiner, éclairées à la bougie et la lampe à pétrole.
L’hiver 39-40 a été dur. Pendant le mois le plus difficile il ne restait qu’une seule allumette dans la boîte, sa mère a maintenu le feu nuit et jour. Encore aujourd’hui, Marcel a une attention particulière pour les allumettes, si par hasard il fait tomber une allumette, il la ramasse et a une pensée pour sa mère.

Les adultes faisaient attention de ce qu’ils disaient devant les enfants, une indiscrétion, répétée dans la cour de l’école aurait pu apporter des ennuis.
Et puis, il fallait se méfier des Juifs, bien qu’il n’en ait jamais rencontré pendant la guerre, c’était dans l’air ambiant. Les parents de Marcel étaient très prudents et pas très bavards, ils faisaient attention quand ils parlaient devant les enfants et des inconnus.
Par exemple, ils n’annonçaient jamais quand ils allaient tuer le cochon, au retour de l’école le travail était fait.

À partir de 1943, les paysans allaient garder les voies ferrées dans le secteur de Livron, s’était une longue expédition. Plus de 30 Km à pied, aller-retour, pour rejoindre le pont de chemin de fer sur la Drôme. Ils savaient s’organiser et partaient les musettes bien garnies, ainsi la garde passe plus vite.

Le Père Cros rendait service au maquis, il cachait des armes dans une grotte à côté de chez lui. Il fallait se méfier, il y avait de faux maquisards.

Le 6 juin 44, les habitants du quartier l’ont appris, pas le jour même, il n’y avait pas de radio et peu de journaux, d’ailleurs collaborationnistes que la censure avait différé l’information.

Ce sont les bruits des canons et les bombardements qui ont fait connaitre le débarquement de Provence du 15 août 44.

Les Allemands passaient peu dans ce secteur. Un souvenir, en août 1944, un convoi militaire allemand, quelques camions, a été mitraillé par un avion au lieu-dit Peroton, les fermiers ont été obligés de transporter les blessés, avec des charrettes, sous un hangar pour qu’ils soient soignés. Les blessés légers espéraient être rapidement rapatriés et ainsi échapper à la guerre qu’ils savaient la fin proche.

Marcel se souvient des bombardements alliés sur la XIX armée allemande qui essayait d’échapper à sa destruction. Dans la nuit du 16 au 17 août, les habitants qui ne peuvent dormir entendent une forte explosion c’est quelques jours plus tard qu’ils apprennent la destruction du pont de Livron. Par contre aucune fête pour la libération de Valence de la Drôme le 31 août. Le travail des champs n’attend pas !

Marcel quitte l’école à 14 ans, après le certificat de fin d’études, il travaille sur la ferme avec ses parents. Sa sœur Berthe aide à la ferme, ça soulage sa mère ou va avec son père pour tenir le cheval dans les vignes.
Quand l’occasion se présente, il fait des remplacements de facteur, cela lui permet de rencontrer les habitants, mais la plupart du temps il est « aide familial », c’est-à-dire qu’il n’est pas déclaré, comme sa mère, aucune cotisation n’est versée.

À 21 ans (en 1954), Marcel part à l’armée et effectue 24 mois de service. À son retour il reprend sa place à la ferme de ses parents.

En 1955, le propriétaire, M. Champel, vend la ferme de la Mare. Dans un premier temps Élisée est résigné, il envisage de déménager dans la ferme à Montvendre, mais son épouse ne conçoit par l’avenir de la même façon : elle a toujours pensé que pour la sécurité de toute la famille, il fallait une terre et un toit.

Un jour, Lydie fait visiter la propriété à un acheteur potentiel qui fait la remarque : rien que ce hangar vaut le prix demandé !
La réaction de Lydie est immédiate. Elle se rend chez le notaire de Montmeyran et exige que la nouvelle loi soit appliquée : celui qui fait les terres est prioritaire pour l’acheter !
Le notaire la prend de haut : mais madame, avec quel argent !
Nous avons un cousin qui travaille au Crédit Agricole, il nous proposera un prêt !

C’est chose faite.

Un jeune pasteur organise des veillées, des pièces de théâtre, et des sorties. C’est lors d’une de ces sorties que Madeleine et Marcel se prennent par la main et ne se sont plus lâchés. Le mariage est célébré en 1959.

En 1962, M. Métifiot loue sa ferme de 10 hectares, Marcel et sa jeune épouse, deviennent exploitant agricole et quittent la ferme des parents, qu’ils reprennent à leur compte en 1980, au décès d’Élisée, à 82 ans.

Marcel participe à l’animation du village : délégué au remembrement, conseiller municipal, membre de la Bamba, en tant que président des parents d’élèves il met en place (avec d’autres) le restaurant scolaire et est le premier président, et quand il n’a plus d’enfants en primaire, on lui propose la charge de Délégué de l’Éducation National. Avec son épouse, en 1979, ils se lancent l’accueil en camping, puis aménagent des chambres d’hôtes et un gite. Madeleine fait partie du Conseil d’Administration des Gîtes de France de la Drôme.


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Ce bref chapitre : Et après, donne quelques dates et évènements qui ont marqué l’après-guerre. Mais l’histoire de la vie citoyenne bien remplie de Madeleine et Marcel mériterait d’être contée.

Date de dernière mise à jour : 26/01/2024

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